Espace, guerre et milliards : pourquoi Londres et Paris misent tout sur les satellites d’Eutelsat.
Ils ne sont pas si nombreux à en maîtriser les codes. Dans l’ombre des grandes manœuvres industrielles, les satellites deviennent l’arme discrète de la souveraineté européenne. Le 19 juin 2025, une annonce est passée presque inaperçue. Pourtant, derrière le chiffre de 1,5 milliard d’euros injecté dans le capital d’Eutelsat se joue un bras de fer géopolitique. Le Royaume-Uni vient de confirmer sa participation et avec lui, c’est une Europe fragmentée qui tente de se réaffirmer dans l’espace.
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Un pacte entre anciens rivaux autour d’Eutelsat pour une constellation européenne
La scène peut surprendre. Londres, Paris, un armateur marseillais, un fonds indien et un satellite britannique, réunis autour d’un même projet. Eutelsat, opérateur historique français, se relance par une opération financière aux accents géostratégiques. L’objectif : renforcer son partenariat avec OneWeb, constellation anglo-indienne spécialisée dans l’orbite basse.
Le capital de l’entreprise va ainsi être renforcé de 1,5 milliard d’euros, dont 828 millions via une augmentation réservée, c’est-à-dire orientée vers quelques actionnaires triés sur le volet. En parallèle, 672 millions supplémentaires seront levés via une seconde opération ouverte aux actionnaires existants.
Au cœur du dispositif, l’État français , via son bras financier, l’Agence des participations de l’État (APE), injectera 551 millions d’euros. Le gouvernement britannique, lui, s’engage à hauteur de 90 millions. Le reste provient de :
- Bharti Space Limited : 30 millions d’euros
- CMA CGM : 100 millions d’euros
- Fonds stratégique de participation (FSP) : 57 millions d’euros
Un tour de table étonnant par sa diversité, mais cohérent par ses ambitions.
Un projet qui dépasse la finance
Cette opération n’est pas qu’un mouvement de capitaux. Elle s’inscrit dans un repositionnement complet des forces européennes dans la course à la connectivité mondiale. L’époque où les satellites servaient uniquement à la télévision est révolue. Désormais, ils sont l’infrastructure invisible de la sécurité, du climat, du renseignement et du numérique.
Peter Kyle, ministre britannique en charge de l’Innovation, ne cache pas l’enjeu :
« Les satellites sont indispensables. Pour notre économie, notre sécurité et nos capacités militaires. »
Le Royaume-Uni chiffre à environ 425 milliards d’euros la valeur de son économie liée à des services dépendants de la technologie spatiale. Cela va de la météo à la défense antimissile, en passant par le simple GPS embarqué dans nos téléphones.
En intégrant pleinement OneWeb à son périmètre, Eutelsat entend devenir un acteur central dans l’orbite basse, là où se concentre la nouvelle compétition entre puissances.
Une gouvernance sous haute tension
Tout cela ne se fait pas sans conditions. Pour que l’opération aboutisse, il faut l’aval des actionnaires. Une Assemblée générale extraordinaire est prévue avant fin septembre 2025, avec à l’ordre du jour plusieurs modifications de la gouvernance.
Le futur pacte d’actionnaires devra garantir que les États participants ne déclenchent pas une offre publique obligatoire, ce qui serait mal perçu sur les marchés. Les droits de vote seront donc strictement encadrés. En cas de réussite de l’opération, voici la répartition envisagée du capital et des votes :
Actionnaire | Part du capital | Droits de vote |
---|---|---|
État français | 29,65 % | 29,65 % |
Bharti Space Limited | 17,88 % | 17,88 % |
Royaume-Uni | 10,89 % | 10,89 % |
CMA CGM | 7,46 % | 7,46 % |
FSP | 4,99 % | 4,99 % |
Chaque participant s’est engagé à maintenir sa position jusqu’à l’issue de l’augmentation de capital globale.
Une guerre d’orbites discrète
Derrière cette alliance, c’est un déplacement stratégique de la souveraineté vers l’espace qui se dessine. Les satellites sont devenus des cibles. Leur neutralisation, par brouillage ou par missiles antisatellites, fait désormais partie des doctrines d’emploi de plusieurs puissances militaires. La France a même publié une doctrine spatiale militaire en 2019, la première de son histoire.
Le Royaume-Uni, qui a longtemps été dépendant d’infrastructures américaines ou européennes, veut rattraper son retard. En s’associant à Eutelsat, il protège OneWeb et garantit une part d’autonomie. Pour la France, c’est une manière d’éviter une perte de contrôle sur un outil essentiel au renseignement et à la connectivité de ses forces.
Les deux nations misent sur un espace militarisé, mais contrôlé, et refusent d’en céder l’accès à des puissances non alliées.
Un chantier industriel en marche
Au-delà de la finance, l’opération a des conséquences concrètes sur le terrain. OneWeb a déjà mis en orbite plus de 600 satellites. Ils doivent former une constellation couvrant la planète entière, avec une priorité sur l’Arctique, les zones rurales, les théâtres d’opération isolés.
Eutelsat prévoit de doubler ses capacités industrielles d’ici 2026. Plusieurs sites français sont concernés, dont ceux de Toulouse et Issy-les-Moulineaux. L’emploi n’est pas le moteur de l’opération, mais il en sera une retombée.
Les commandes de satellites, de stations au sol, de liaisons sécurisées vont mobiliser toute une filière industrielle, de Thales Alenia Space à Safran.
Une stratégie spatiale franco-britannique à réinventer
L’alliance entre Londres et Paris dans ce dossier tranche avec l’ambiance tendue d’autres dossiers industriels. Elle repose sur une urgence : ne pas laisser l’espace aux seuls Américains, Chinois ou Russes. Et surtout, éviter la dépendance.
Jean-François Fallacher, directeur général d’Eutelsat, résume cet enjeu avec des mots pesés :
« L’espace est devenu un enjeu de souveraineté. Nos pays doivent coopérer. »
La coopération n’efface pas la compétition. Le Royaume-Uni garde une vision d’indépendance post-Brexit. La France défend une autonomie stratégique européenne. Les deux ont cependant compris qu’en orbite, on ne gagne pas seul.
Cette opération, au-delà des chiffres, est peut-être le début d’une nouvelle alliance militaire et industrielle. Elle aura ses adversaires. Elle aura ses revers. Mais elle a un objectif simple : ne pas être spectateurs dans la prochaine grande bataille technologique mondiale.
Source : Communiqué de presse de Eutelsat
Image : Maquette d’un satellite de OneWeb en 2017.