Quand les radios déraillent : l’armée allemande piégée par sa propre révolution numérique
Le programme de modernisation numérique de la Bundeswehr devait être une vitrine de la nouvelle ambition allemande. Vingt milliards d’euros, un chantier titanesque, et une promesse : faire entrer l’armée de Terre allemande dans le combat collaboratif de demain. Pourtant, à l’automne 2025, l’opération D-LBO vire au cauchemar industriel. Radios illisibles, délais critiques, véhicules bloqués… Comme le dit si bien Laurent Lagneau sur Opex360, on peut parler d’un véritable « fiasco » alors que le projet a coûté la bagatelle de 20 milliards d’euros.
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La Bundeswehr a-t-elle gaspillé 20 milliards d’euros dans son projet de modernisation numérique ?
L’Allemagne avait vu grand, trop grand sans doute. Inspirée par le programme français SCORPION, la Bundeswehr a lancé D-LBO, pour « Digitalisierung Landbasierter Operationen », ou numérisation des opérations terrestres. Elle souhaitait offrir à chaque unité de terrain un lien rapide, fluide et sécurisé avec ses appuis, ses chefs et ses alliés. La clé de voûte de cette architecture devait être une radio logicielle interarmées nouvelle génération, capable de transmettre voix, données, images en temps réel, même en situation de guerre électronique.
En décembre 2022, Rohde & Schwarz rafle un contrat-cadre de 2,9 milliards d’euros, devançant le français Thales. La promesse est alléchante : la radio VR500 basée sur la solution Soveron, sécurisée, interopérable et « plug-and-play ». La première division équipée devait être prête pour 2027.
C’est aujourd’hui peu probable.
Des radios impossibles à utiliser… par des soldats
On ne peut pas dire que tout c’est passé « exactement » comme prévu. À peine installées, les radios ont été déclarées inopérables et les essais en conditions réelles stoppés net. En cause ? Une interface si complexe que même des officiers confirmés peinent à établir des communications de groupe.
Chaque liaison nécessite plusieurs minutes de réglage. Or, en opération, quelques secondes d’hésitation peuvent être fatales. Le logiciel, censé apporter un appui en temps réel, devient un facteur de stress. Résultat : frustration croissante dans les rangs, et colère discrète au sein du ministère de la Défense.
Une logistique cauchemardesque pour les chars
Pour équiper un seul Leopard 2, il faut deux mécaniciens spécialisés, 200 heures chacun. Cinq semaines de travail pour une seule unité. Pour l’ensemble des 10 000 véhicules concernés, le retard est déjà irrattrapable.
À ce jour, seuls huit types de véhicules sur les 150 de la Bundeswehr ont été homologués pour recevoir la nouvelle radio. Le reste de la flotte attend dans les hangars.
Retards critiques et ralentis mortels
Autre source d’inquiétude : les performances elles-mêmes. Selon les retours des bataillons, les transmissions voix sont systématiquement retardées de trois secondes. Un délai court sur le papier, mais immense au combat. Lorsqu’un drone approche, ou qu’un tir de contre-batterie est en cours, chaque seconde compte.
Le partage de cartes tactiques est lui aussi ralenti : entre dix et vingt minutes pour transférer une situation entre deux véhicules. À ce rythme, « l’ennemi a déjà plié bagage », ironise un député lors d’une visite au Panzerbataillon 393.
Une solution hybride et des consultants privés
« Une solution technique sera en place d’ici la semaine 47 de 2025 ! » selon un document interne du ministère de la Défense aux parlementaires, mais les députés n’y croient plus. L’aveu d’échec est implicite : l’armée parle désormais de compatibilité hybride, un pis-aller combinant anciennes radios analogiques avec des modules numériques inachevés. Le député écologiste Sebastian Schäfer résume le sentiment ambiant d’un ton las : « Ça ne fonctionne tout simplement pas. » Quant à la « division 2025 » censée être prête au combat pour l’OTAN, elle ne sera pas pleinement numérisée avant fin 2027, au mieux.
Une enveloppe de 156,7 millions d’euros a été débloquée pour confier le projet à des prestataires privés. Les firmes Capgemini, PwC et msg systems sont appelées en renfort via la société publique BWI GmbH. Selon des fuites parlementaires, les tarifs journaliers atteignent 1 200 euros par consultant. Les retards, eux, s’allongent.
La France et son SCORPION, un exemple à suivre ?
Le contraste avec la France est frappant. De l’autre côté du Rhin, le programme SCORPION, piloté par la Direction générale de l’armement (DGA), avance avec une régularité presque métronomique. L’objectif est similaire : numériser les forces terrestres, interconnecter blindés, fantassins et centres de commandement via le système SICS (Système d’information du combat SCORPION), et équiper les véhicules de communication ultra-sécurisées et cryptées. Contrairement au casse-tête logistique allemand, les véhicules français de nouvelle génération (Griffon, Jaguar, Serval) ont été conçus d’emblée pour cette architecture numérique, avec des interfaces unifiées, des standards logiciels anticipés et une doctrine d’emploi pensée en amont.
Bien sûr, tout n’est pas parfait : certains retards existent et la bascule vers une armée numérisée reste un défi à l’échelle humaine. Mais les unités déployées au Sahel ou en Roumanie ont déjà démontré la robustesse de SCORPION sur le terrain, là où la Bundeswehr en est encore à bricoler des adaptateurs pour faire rentrer des câbles dans des coques vieillissantes.
Source : https://www.tagesschau.de/inland/innenpolitik/digitalfunk-bundeswehr-100.html
Image : Leopard 2A7V