Construire des sous-marins nucléaires… Moins rentable que bosser chez McDonald’s ?
L’armée américaine peine à garder ses ouvriers. Des salaires peu attractifs, des conditions parfois rudes, une concurrence féroce avec… Les fast-foods.
Le constat est sans appel, même la marine nucléaire n’échappe plus à cette tendance : plus personne ne veut travailler sur les chantiers navals américains.
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Une industrie navale américaine à bout de souffle
Sur le papier, les chantiers navals américains n’ont jamais été aussi sollicités. La marine prévoit d’agrandir sa flotte pour répondre aux ambitions chinoises, aux tensions dans le Pacifique et aux besoins croissants d’intervention mondiale. Or, derrière ces projets, une réalité bien plus fragile se dessine.
À Newport News, en Virginie, l’un des plus grands chantiers de sous-marins nucléaires au monde, la difficulté n’est pas technologique. Elle est humaine. Attirer et retenir les ouvriers devient un défi stratégique. Le taux d’abandon parmi les nouvelles recrues approche les 60 % la première année. Ces travailleurs, souvent jeunes, préfèrent des emplois dans la restauration ou le commerce, où la paie est similaire, mais les contraintes moindres.
“On ne peut pas rivaliser si le salaire d’entrée est équivalent à celui d’un job chez Chick-Fil-A”, déplore un haut responsable de la Navy.*
Le piège du salaire d’entrée
Kari Wilkinson, cadre dirigeante chez Huntington Ingalls Industries (HII), principal constructeur naval militaire américain, l’avoue sans détour :
“En un an ou deux, un ouvrier peut doubler son salaire. Mais encore faut-il qu’il tienne jusque-là.”
Le vrai problème se situe donc à l’embauche. Les jeunes travailleurs comparent le niveau de rémunération initial à celui des autres secteurs. Et la comparaison n’est pas flatteuse : servir des nuggets ou assembler un panneau de coque de sous-marin, à rémunération équivalente, le choix est vite fait.
Un responsable de la Navy, sous couvert d’anonymat, résume la situation avec amertume :
“Construire un sous-marin est vital. Pourtant, les gens partent pour aller vendre des burgers.”
Le plan SAWS au point mort
Pour tenter d’inverser la tendance, le Pentagone et les industriels soutiennent une initiative parlementaire baptisée SAWS (Shipyard Accountability and Workforce Support). Objectif : réviser les grilles salariales, faciliter la montée en compétences, fidéliser les équipes.
Le programme prévoit notamment :
- Une hausse significative des salaires d’entrée dans les chantiers navals.
- Des primes de fidélisation au-delà de 12 mois de présence.
- La création de parcours de formation plus attractifs dès le lycée technique.
Mais ce plan, pourtant soutenu par la Navy et plusieurs parlementaires des deux camps, se heurte à des critiques sur la transparence budgétaire de l’US Navy. Résultat : SAWS patine au Congrès, pendant que les départs s’accumulent dans les ateliers.
Le coût du retard… et du désintérêt
Le manque de main-d’œuvre a une conséquence directe : les délais s’allongent, les coûts explosent. Un calendrier glissant est une bombe à retardement dans l’industrie navale. Chaque mois perdu entraîne des surcoûts logistiques, des pénalités et des replanifications en cascade.
Or, les États-Unis ambitionnent de déployer plus de 66 sous-marins nucléaires d’ici 2045, tout en modernisant leur flotte de surface. Si les cadences actuelles ne suivent pas, l’outil de projection américain perdra son effet dissuasif.
Impact estimé des retards sur les grands programmes
Programme | Délai moyen observé | Surcoût estimé | Cause principale |
---|---|---|---|
Virginia-class (SSN) | +18 mois | 1,3 milliard € | Manque de main-d’œuvre qualifiée |
Columbia-class (SNLE) | +12 mois | 2 milliards € | Retard sur les chaînes de production |
Destroyers Arleigh Burke | +9 mois | 680 millions € | Rupture de contrat avec sous-traitants |
La question qui dérange : qui veut encore construire des navires ?
Derrière ces enjeux se cache une interrogation plus profonde : qui veut encore être ouvrier naval ? Les États-Unis, tout comme la France, peinent à valoriser ces métiers. Le récit héroïque du bâtisseur de porte-avions ou du soudeur de coque ne séduit plus. Il se heurte à la réalité d’un monde où les jeunes générations veulent flexibilité, reconnaissance immédiate et perspectives claires.
Pour le moment, la Navy comme les industriels se contentent de campagnes de communication, de vidéos virales, de partenariats avec les écoles. Mais tant que les salaires de départ ne reflèteront pas la difficulté du travail, la fuite des talents se poursuivra.
L’Australie prise dans le goulot d’étranglement
Un autre pays va, bien malgré lui, payer le prix de cette pénurie de main-d’œuvre américaine : l’Australie. Dans le cadre du pacte AUKUS signé en 2021 avec les États-Unis et le Royaume-Uni, Canberra s’est engagée à acquérir plusieurs sous-marins d’attaque à propulsion nucléaire de type Virginia. Le calendrier initial prévoyait une première livraison à partir de la fin des années 2030. Mais avec des chaînes de production américaines en tension, des retards de 12 à 24 mois sont déjà évoqués officieusement. Cela signifie, pour l’Australie, un trou capacitaire dans sa flotte, dans une zone indo-pacifique de plus en plus disputée.
En clair, le manque d’ouvriers qualifiés en Virginie ou dans le Connecticut pourrait affaiblir la posture stratégique de l’Australie face à la Chine, alors même que le pays investit plus de 160 milliards d’euros dans le volet naval de l’accord AUKUS. Ce désalignement entre ambitions géopolitiques et capacités industrielles vient illustrer un phénomène plus large : l’arsenal du monde libre ne tient plus seulement à ses porte-avions, mais à ses tournevis.
Source : https://breakingdefense.com/2025/09/navy-industry-has-got-to-adjust-to-realities-of-shipyard-worker-pay-service-official
Image : USS Virginia (SSN-774) le 3 aout 2003.