La retraite de Russie : quand les bactéries frappent plus fort que les canons.
Octobre 1812. Les routes gelées de Russie s’ouvrent devant une armée en déroute. Sur les 600 000 hommes partis à la conquête de Moscou, la moitié gît déjà sur les plaines ou dans les fossés. On connaît le froid, la faim, les embuscades. On connaît moins l’ennemi invisible qui s’invitait dans les bivouacs, niché dans l’eau, la nourriture… et même les coutures des uniformes.
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Des dents qui parlent deux siècles plus tard sur la maladie qui a anéanti la Grande Armée
À Vilnius, en Lituanie, un chantier a mis au jour une fosse commune. Treize soldats de la Grande Armée y reposaient, alignés par l’histoire. Les chercheurs de l’université Paris Cité et de l’Institut Pasteur ont extrait l’ADN de leurs dents, environ 20 millions de séquences par échantillon, de quoi remonter le temps jusqu’aux nuits glacées de 1812.
De cette moisson de données, 14 agents pathogènes potentiels émergent. Les scientifiques trient, comparent, écartent les moins plausibles au vu des symptômes rapportés à l’époque : fièvre, diarrhées, jaunisse, douleurs musculaires. À la fin, deux noms restent gravés comme une signature macabre.
Les deux coupables : Salmonella enterica et Borrelia recurrentis
La première, Salmonella enterica, responsable de la fièvre paratyphoïde, se transmet par l’eau ou la nourriture contaminée. La seconde, Borrelia recurrentis, donne la fièvre récurrente transmise par les poux, avec ses cycles infernaux de fièvre, faiblesse et courbatures.
Ces maladies ne laissaient guère de répit : un soldat vidé par la diarrhée, déshydraté, affaibli par la faim et le froid, devenait une proie facile pour la fièvre à poux. Dans un bivouac où les couvertures sont rares, où l’on dort à même le sol, la contamination devient inévitable.
Le mythe du typhus mis à mal
Depuis le XIXe siècle, nombre de médecins et d’historiens accusaient Rickettsia prowazekii, la bactérie du typhus, et Bartonella quintana, celle de la “fièvre des tranchées”. Ces suspects avaient même été appuyés par des études plus anciennes détectant des fragments d’ADN.
L’analyse récente, elle, ne trouve rien. Les coupables sont ailleurs. Le mythe s’effondre : les soldats de Napoléon ne sont pas morts majoritairement du typhus, mais d’un cocktail bactérien différent, plus discret mais tout aussi meurtrier.
Des betteraves et des barils
Les archives locales racontent que les habitants de Lituanie stockaient des betteraves salées dans des barils. Affamés, les soldats investissent les maisons vides, engloutissent les légumes et boivent la saumure. Mauvaise idée : ce liquide irritait l’intestin, affaiblissant encore les organismes déjà en souffrance. Dans ces conditions, Salmonella enterica trouvait un terrain idéal.
Ajoutez à cela des uniformes infestés de poux, véritables taxis biologiques pour Borrelia recurrentis, et l’on obtient un désastre sanitaire digne des pires campagnes militaires.
Une leçon d’histoire et de science
Entre le 19 octobre et le 14 décembre 1812, près de 300 000 hommes périssent. L’hiver russe et les cosaques n’ont pas agi seuls. L’étude publiée sur bioRxiv livre enfin la première preuve directe de l’ennemi microbien qui s’est glissé dans les rangs impériaux. Une vérité longtemps noyée sous les certitudes erronées.
Quand la microbiologie éclaire la grande histoire
Cette enquête scientifique rappelle qu’un conflit ne se joue pas seulement sur un champ de bataille. Les bactéries, elles, ne signent pas d’armistice. Leur rôle, longtemps sous-estimé dans les désastres militaires, se révèle ici avec une précision chirurgicale.
Dans ce cas précis, elles ont achevé ce que le froid et la faim avaient commencé : transformer la plus grande armée de son temps en un cortège fantomatique.
Source :
Paratyphoid Fever and Relapsing Fever in 1812 Napoleon’s Devastated Army
Rémi Barbieri, Julien Fumey, Helja Kabral, Christiana Lyn Scheib, Michel Signoli, Caroline Costedoat, Nicolás Rascovan
doi: https://doi.org/10.1101/2025.07.12.664512